Alors qu'il se promenait, Rousseau est victime d'un accident : renversé violemment par un chien, il s'évanouit. Voici le récit qu'il en livre.
Extrait :
J’étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant, presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchaient devant moi s’étant tout-à-coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le temps de retenir sa course ou de se détourner quand il m’aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avais d’éviter d’être jeté par terre était de faire un grand saut si juste, que le chien passât sous moi tandis que je serais en l’air. Cette idée plus prompte* que l’éclair, et que je n’eus le temps ni de raisonner ni d’exécuter, fut la dernière avant mon accident.
Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit jusqu'au moment où je revins à moi. Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m'arriver. Le chien danois n'ayant pu retenir son élan s'était précipité sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps avait frappé sur un pavé très raboteux, et la chute avait été d'autant plus violente qu'étant à la descente, ma tête avait donné* plus bas que mes pieds.
Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immédiatement et m'aurait passé sur le corps si le cocher n'eût à l'instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j'appris par le récit de ceux qui m'avaient relevé et qui me soutenaient encore lorsque je revins à moi. L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description.
La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus.
On me demanda où je demeurais ; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j'étais, on me dit, à la Haute-Borne, c'était comme si l'on m'eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville et le quartier où je me trouvais. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnaître ; il me fallut tout le trajet de là jusqu'au boulevard pour me rappeler ma demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connaissais pas et qui eut la charité de m'accompagner quelque temps, apprenant que je demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchais très bien, très légèrement sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avais un frisson glacial qui faisait claquer d'une façon très incommode mes dents fracassées. Arrivé au Temple, je pensai que puisque je marchais sans peine il valait mieux continuer ainsi ma route à pied que de m'exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi- lieue qu'il y a du Temple à la rue Plâtrière, marchant sans peine, évitant les embarras*, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout aussi bien que j'aurais pu faire en pleine santé. J'arrive, j'ouvre le secret* qu'on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurité et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevais pas même encore alors. Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et empêchait la totale séparation, quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de brisé pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là. Voilà très fidèlement l'histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris tellement changée et défigurée qu'il était impossible d'y rien reconnaître. J'aurais dû compter d'avance sur cette métamorphose ; mais il s'y joignit tant de circonstances bizarres ; tant de propos obscurs et de réticences l'accompagnèrent, on m'en parlait d'un air si risiblement discret que tous ces mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les ténèbres, elles m'inspirent naturellement une horreur que celles dont on m'environne depuis tant d'années n'ont pas dû diminuer. Parmi toutes les singularités de cette époque je n'en remarquerai qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres. M. Lenoir, lieutenant général de police, avec lequel je n'avais eu jamais aucune relation, envoya son secrétaire s'informer de mes nouvelles, et me faire d'instantes offres de services qui ne me parurent pas dans la circonstance d'une grande utilité pour mon soulagement. Son secrétaire ne laissa pas de me presser très vivement de me prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que si je ne me fiais pas à lui je pouvais écrire directement à M. Lenoir. Ce grand empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent comprendre qu'il y avait sous tout cela quelque mystère que je cherchais vainement à pénétrer. Il n'en fallait pas tant pour m'effaroucher surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la fièvre qui s'y était jointe avaient mis ma tête. Je me livrais à mille conjectures inquiétantes et tristes, et je faisais sur tout ce qui se passait autour de moi des commentaires qui marquaient plutôt le délire de la fièvre que le sang-froid d'un homme qui ne prend plus d'intérêt à rien.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade, dans Collection complète des œuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Genève, tome dixième, [sn], Genève, 1782.
* prompt : rapide.
* avait donné : était tombée.
* embarras : obstacles.
* le secret : la serrure.
Questions :
1. La description des instants précédant l'accident suit un rythme très rapide et condensé. Que nous dit cette narration de l'activité de la conscience de l'auteur alors ?
2. L'accident est intervenu vers 6 heures, et il fait nuit lorsque Rousseau revient à lui. Quel effet produit cette "interruption" de la conscience qu'est l'évanouissement ? Est-il exactement le même que lors du sommeil ?
3. Le récit décrit ce que subit le corps de Rousseau durant l'accident (ses jambes, sa tête, ses pieds), comme si Rousseau lui-même s'était alors absenté de ce corps. Quel effet produit ce récit par ouï-dire ?
4. La seconde partie du texte va donner une description très précise de l'"état singulier" dans lequel Rousseau se trouvait en reprenant ses esprits. Qu'a de singulier une telle expérience ?
5. Que signifie l'expression : "Je naissais dans cet instant à la vie" ? Pourquoi, malgré son apparence hyperbolique, est-elle juste ? En quoi est-il à cet instant sans passé, sans identité ?
6. Analysez comment l'expérience consistant à reprendre connaissance consiste à être "tout entier au moment présent" : qu'exclut-elle, qui ordinairement nous en empêche ?
7. Pourquoi, réduit à ses seules sensations, Rousseau vit-il alors un "moment délicieux" ? En quoi la conscience nous en empêcherait-elle ordinairement ?
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